En mars dernier, nous évoquions sur ce blog, la parution d'un numéro de la revue scientifique "Les cahiers du Numérique" sur la thématique pluriforme de la fracture numérique : édition intitulée "
Fracture numérique et justice sociale" (vol.5/n°1, 2009), sous la direction Alain Kiyindou (MCF/HDR Université de Strasbourg, Président de la Société Française des Sciences de l'Information et de la Communication) parue aux éditions Hermès Lavoisier (Paris, France).
Au coeur de cette revue, des articles de chercheurs sur les fractures numériques avec des approches diversifiées et des problématiques mises en perspective de façon différenciées.
Pour qui s'intéresse au sujet ardu de la lutte contre la fracture numérique, ces papiers constituent une base de réflexions de premier plan au-delà des pratiques du quotidien et de l'aide apportée aux publics éloignés de l'Internet. Un numéro de revue comme livre de chevet pour les EPN (Espaces Publics Numérique) ? En tout cas, une publication qui tente de répondre à l'épineuse question : "Qu'est-ce que la fracture numérique en 2009 ?".
Voici quelques extraits des articles de "Fracture numérique et justice sociale" qui posent des jalons de pensée et d'action sur cette thématique. Passionnant et enrichissant intellectuellement... Réfléchir pour agir!
Introduction "Réduire la fracture numérique, une question de justice sociale ?"
Par Alain Kiyindou
"La fracture cognitive
La notion de fracture numérique a été introduite pour inviter les dirigeants de tous pays à "ouvrir la voie à une forme "intelligente" de développement humain et durable". Ce terme apparaît notamment dans le célèbre rapport "Vers les Sociétés du savoir" (UNESCO, 2005). Elle va au-delà des questions d'accessibilité ou de participation au réseau global et met en avant le mode d'emploi, la méta-information, c'est-à-dire, ces informations qui nous permettent de comprendre et de décoder l'information. Ceci nous pousse à affirmer que la fracture n'est pas seulement cet écart entre les possédants et ceux qui ne possèdent pas, les savants et ceux qui ignorent, elle est aussi dans la façon dont les uns et les autres jugent d'une information donnée ou lui accordent de la valeur. C'est ce qui justifie le besoin, sinon, la nécessité de passer de la notion de fracture à celle de diversité cognitive. Cette dernière ayant pour particularité de mieux caractériser l'idée d'une mosaïque des savoirs, des cultures, des usages et des dispositifs technologiques. La justice n'est-ce pas, aussi, le respect des droits de chacun, de sa culture et de ses croyances ?"
Inégalités numériques et reconnaissance sociale : Des usages populaires de l'informatique connectée
Par Fabien Granjon (excellent article, novateur et réflexif dans son approche!)
"La détention d'un capital culturel plus ou moins important détermine ainsi les manières de négocier avec plus ou moins de sensibilité les phénomènes d'estime et de mésestime de soi, mais la capacité à construire une critique générale des usages de l'informatique connectée et des normes sociales de la société de l'information est finalement partagée par un assez grand nombre d'individus quel que soit leur niveau culturel. De nombreux témoignages font la démonstration d'une aptitude des usagers populaires à effectuer un travail de mise à distance et à ne pas se laisser miner par des logiques autoréifiantes d'abaissement de soi. Si elle reste un moment négatif, la promesse non réalisée d'un gain de reconnaissance sociale via l'usage de l'informatique connectée conduit aussi à élaborer des expressions permettant une réappropriation positive de ce qui a pu être vécu dans un premier temps comme une déficience personnelle."
Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d'internet : Comment réduire ces inégalités ?
Par Périne Brotcorne et Gérard Valenduc
"La construction d'un capital culturel et d'un capital social
Tous les animateurs rencontrés s'accordent à reconnaître la prépondérance de leur mission d'initiation et d'accompagnement, car les EPN sont de véritables espaces collectifs d'apprentissage. Toutefois, un EPN n'est pas un espace de formation classique ; il s'agit plutôt d'un lieu d'apprentissage informel, où l'échange et l'entraide entre participants sont fréquents. Ainsi, au-delà de leurs deux missions fondamentales d'accès et d'accompagnement, les EPN se révèlent des lieux de rencontre et de socialisation. Les EPN sont devenus des espaces citoyens, au sein desquels se crée du lien social. Des personnes provenant de lieux sociaux, économiques ou culturels parfois très différents s'y rassemblent, alors qu'elles n'auraient sans doute jamais eu l'opportunité de se côtoyer ailleurs. Le rôle que joue l'animateur dans cette dynamique de socialisation est fondamental.
Face à la diversité des besoins et des projets d'usages des utilisateurs, les EPN proposent une large palette d'activités et un encadrement tantôt collectif, tantôt personnalisé. La multiplication des initiatives proposées au sein des EPN rend difficile l'identification d'une palette de services propres à ces espaces. Leur objectif pédagogique spécifique est l'apprentissage de savoir-faire précis en lien avec le quotidien des usagers, plutôt que l'enseignement d'un programme spécifique de formation. Dans certains cas, les EPN, notamment ceux qui s'adressent aux publics les plus démunis, travaillent à l'abaissement des seuils d'accès aux formations TIC, afin de lever les barrières qui entravent l'acquisition d'aptitudes de base nécessaires à l'appropriation des technologies, ceci en vue d'améliorer la situation sociale des individus, leur développement personnel ou leur insertion sur le marché du travail. L'accompagnement à l'utilisation des TIC devient alors davantage un moyen d'émancipation qu'une fin en soi."
Mieux comprendre les situations de non-usages des TIC : Le cas d'internet et de l'informatique. Réflexions méthodologiques sur les indicateurs de l'exclusion dite numérique
Par Annabelle Boutet et Jocelyne Trémembert
"L'enquête révèle également que les situations de non-usages sont rarement le résultat d'un seul phénomène, la non-utilité, mais de la convergence de plusieurs éléments personnels, sociaux, cognitifs qui contribuent au processus de construction des expériences face à la technique. Ce qui renvoie à la question de l'accès à la connaissance et à l'information et du rapport au non-usage puisque nous trouvons à la fois des non-usagers informés, mais qui ne font pas, des non-usagers non informés.
C'est un résultat en soi, nous avons constaté la difficulté que les non-usagers ont à se projeter. Une question ouverte en fin de questionnaire leur permettait de s'exprimer librement après un ensemble de questions plutôt fermées. Nous avons recueilli peu d'expressions libres et le plus souvent pour reformuler des réponses intervenues précédemment."
L'accessibilité numérique : Transformer le risque de renforcement des inégalités numériques en opportunité
Par Margot Beauchamps
"L'accessibilité numérique ou la "mobilité virtuelle"
On peut affirmer que les inégalités d'accès à internet renforcent les inégalités d'accès à l'ensemble des ressources. En effet, internet est souvent le vecteur unique de diffusion de certaines informations. Même quand l'information est diffusée simultanément par d'autres moyens (prospectus, journaux, télévision), les internautes conservent un avantage dans l'accès à l'information du fait de la désynchronisation permise par internet : l'information, stockée, dans des serveurs accessibles en permanence, reste disponible à toute heure, de partout. Ainsi, pour les personnes dont l'accès à internet est matériellement limité, l'accès réduit à l'information sur les ressources disponibles, leur localisation et les moyens d'y accéder, qu'il s'agisse d'informations culturelles (horaires des bibliothèques, disponibilité des ouvrages, par exemple), commerciales (prix, caractéristiques et disponibilité d'un article en magasin), de santé, administratives, etc., réduit en conséquence l'accessibilité à ces ressources.
Les opportunités offertes par internet modifient radicalement les possibilités d'accès aux ressources. Si l'on accepte de considérer dans la notion d'accessibilité non plus seulement les lieux, ni même les seules ressources localisées, mais l'ensemble des ressources, telles que définies plus haut, force est de constater que la télécommunication en général contribuent à la redéfinition des contraintes du temps et de l'espace en matière d'accessibilité."
Fracture numérique, le chaînon manquant : Les services d'e-administration locale dans les communes françaises
Par Amel Attour et Christian Longhi
"L'implication des collectivités locales dans le déploiement de ces services - pour lequel elles sont largement libres d'agir ou non - révèle des écarts importants entre les différentes communes, et des situations relatives des citoyens très hétérogènes. Cette fracture au niveau des usages des TIC par les collectivités est une dimension importante des inégalités des citoyens dans la société numérique, insuffisamment soulignée. Enfin, cet article a analysé et mis en évidence les facteurs à l'origine des écarts en TIC observés dans les communes. À partir des facteurs expliquant les structures d'agglomération traditionnelles, la localisation des investissements en TIC s'explique par une concentration des efforts des acteurs de régions métropolitaines, à richesse et à densité forte. D'un point de vue des dynamiques de développement des TIC - interdépendance entre les dynamiques de développement des services électroniques locaux et les dynamiques de déploiement des infrastructures numériques -, la compréhension des écarts entre communes est plus complexe. Cet article a en effet montré que les communes cherchant à favoriser le développement du numérique sur leur territoire peuvent adoptées différents comportements : 1) s'impliquer soit uniquement au niveau des infrastructures, soit uniquement au niveau des services, 2) soit dans les deux, 3) ne rien faire (laisser faire les opérateurs de télécommunication). Ainsi, il est moins évident d'expliquer le faible développement des services d'e-administration locale à partir des facteurs de localisation traditionnel."
Fracture numérique chez les seniors du 4e âge : Observation d'une acculturation technique
Par Christine Michel, Marc-Eric Bobillier-Chaumon, Franck Tarpin-Bernard
"En cas d'offre de service adapté, les études ont montré que pour les personnes âgées du 3e âge, il y avait généralement une acculturation c'est-à-dire un apprentissage réel non seulement des fonctionnalités, mais aussi des règles d'usage. Concernant notre population du 4e âge en institution, les résultats ont montré que la sensibilisation a été complètement réussie et qu'une acculturation lente commençait à se produire. Le modèle d'acceptation technologique construit est en effet caractérisé par plusieurs facteurs qui auraient pu freiner le processus : les facteurs individuels (pas de connaissance préalable, un grand âge, de la crainte), une absence de perception d'utilité du dispositif (sauf concernant les jeux) et une intention de comportement non formalisée. Néanmoins, les facteurs du dispositif sont favorables (dispositif correctement configuré, c'est-à-dire adapté et accessible pour ce profil spécifique d'usager) et l'organisation sociale ainsi que le service à la personne sont vécus comme des soutiens efficaces par les résidents. Ces deux paramètres surstimulent la facilité d'utilisation perçue, ce qui rend l'attitude face à l'usage particulièrement positive.
En terme d'impact, l'environnement technologique, en particulier les jeux de stimulation cognitive mais aussi dans une moindre mesure la messagerie, ont apporté des capacités et un pouvoir d'agir. À ce titre, la stimulation intellectuelle et l'importance des relations interpersonnelles suscitées par l'usage ou la rencontre avec ces nouvelles technologies s'avèrent être de puissants mécanismes d'adaptation pour aider ces personnes âgées à retrouver une intégrité cognitive (stimulation, rééducation), physique (par l'ouverture virtuelle que les TIC apportent sur l'environnement), mais aussi psychologique (reconnaissance et valorisation) et sociale (maintien/accroissement du lien social et de l'intégration sociale). En effet, l'identité sociale de la personne âgée a évolué positivement et plus globalement, cette étude a montré le fort impact des dispositifs TIC adaptés et correctement présentés en termes de gains en qualité, sens et objectifs de vie pour cette population. Elle renforce l'idée que pour cette population, plus que des questions d'accès, il faut réfléchir, en parallèle à la définition de dispositifs adaptés et à la création de lieux d'accueil, de sensibilisation, discussion et formation si l'on souhaite réduire la fracture sociale."
Utiliser les TIC dans l'automobile : Appréhender le système embarqué d'une automobile à partir de la culture numérique
Par Emmanuel Pagès
"En liant utilisation des TIC de la vie quotidienne et instrumentation de bord, les concepteurs érigent les compétences liées aux TIC comme naturelles. Or c'est oublier l'inégalité qui se situe au départ en termes de possession, de compétences et d'usages des TIC. En empruntant des conventions liées à l'ordinateur et au téléphone portable, le système embarqué installe une certaine familiarité pour les utilisateurs habitués qui les associent à leurs opérations sur le système. Cela ne règle les problèmes que pour ceux qui ont été formés à leur signification et dans la mesure où les concepteurs les ont intégrés comme mode opératoire. Plus encore, cela ne rend pas pour autant accessible ce nouveau dispositif à ceux qui n'ont jamais rencontré ces conventions. Le système embarqué s'adresse plutôt aux jeunes qui se saisissent des prises !
La variable qui influence la familiarité aux dispositifs technologiques est principalement l'âge, se répercutant sur la réussite rencontrée dans les différentes opérations sur le système embarqué et dans le rapport à la notice d'utilisation. Si une bonne partie des participants est à l'aise pour manipuler le système, c'est parce que beaucoup partagent déjà un stock social de connaissances issu des pratiques avec les TIC. C'est cela même qui place les utilisateurs en mesure de compenser les défaillances interactives du système, en mobilisant leur expérience avec d'autres systèmes, ils sont capables de remédier aux gouffres de modèles conceptuels trop souvent illisibles pour les novices.
Si nous avons montré que la "culture numérique" constitue une ressource pour s'ajuster à la nouveauté d'un système embarqué dans l'automobile, elle ne règle qu'une partie de la manipulation et seulement pour les utilisateurs déjà socialisés aux TIC."