Jennifer A. Schradie est Doctorante et chercheuse au Département de Sociologie de l'Université de Californie - Berkeley. Elle a récemment mis à disposition sur la plateforme Scribd un working paper vraiment passionnant qui lui a servi de trame pour une présentation à l'American Sociological Association Conference, le 8 août 2009 à San Francisco : "
The Digital Production Gap: The Digital Divide and Web 2.0 collide" (
Le fossé de la production numérique : le choc entre Fracture numérique et Web 2.0).
Le discours commun (et marketing) sur les outils Web 2.0 relève souvent d'un idéalisme marqué : les plateformes et fonctions proposées aux internautes sont faciles à prendre en main, à utiliser et cela permet une expressivité des utilisateurs dans un univers de consommation.
Ecrire et créer sur des services en ligne : la naïveté de l'outil démocratique pour tous
C'est ce discours que le papier de travail scientifique de la jeune chercheuse Jennifer A. Schradie bat très sérieusement en brèche : dès que l'on parle de production de contenu en ligne sur les plateformes de contenus générés par les utilisateurs (users generated content) : blogs, partage vidéo ou photo, réseaux sociaux - l'inégalité est présente avec des différences significatives d'usages relatives au niveau d'étude initiale des internautes.
La chercheuse développe son propos en mentionnant 2 théories en présence. La première déclarant que l'Internet facilite l'expression des citoyens dans une sphère publique, un lieu où les élites ne dominent plus dans les discours. Ce serait donc un renouvellement profond de l'espace médiatique et le numérique qui permettrait aux pauvres et à la classe ouvrière américaine de pouvoir enfin s'exprimer. La seconde posture veut que les inégalités de taux d'adoption des outils technologiques en ligne s'amenuisent au cours du temps car ces mêmes outils sont utilisés au fur et à mesure par de plus en plus de personnes. Se pose alors la question de l'interminable course poursuite : les internautes avec un "handicap" socio-économique doivent sans cesse s'informer et se former à de nouvelles activités de production en ligne qui émergent sur le marché.
Les freins à la production de contenu en ligne
Jennifer A. Schradie montre qu'il existe des différences culturelles, techniques, affectives dans ce qui caractérise la production de contenu en ligne dans une interaction avec le marché. L'abondance de contenus produits n'est pas synonyme d'un égalitarisme entre les individus. Le capital social, les compétences de lecture numérique, de compréhension des systèmes logiciels, le capital culturel permettent de passer ou non au stade d'un engagement prononcé sur le Web.
Schradie pointe aussi les facteurs clé d'une stratification des activités sur Internet : la position sociale, la qualité et l'autonomie par rapport à chaque activité internet pratiquée et des habiletés notables sur le Web.
Web 2 : Communication et Participation, ce n'est pas la même chose
La jeune chercheuse introduit une différenciation très intéressante au niveau de la production en ligne sur les plateformes Web 2 : ce qui relève de la communication (échange entre un internaute et un autre internaute) et de la participation (échange d'un internaute à plusieurs, ou de plusieurs à plusieurs).
Le Web 2 se situe davantage dans cette seconde sphère qui demande un caractère d'engagement important chez l'internaute : prendre sur son temps de loisirs, alimenter régulièrement avec du contenu et contrôler ce même contenu. Cela demande donc bien évidemment de bénéficier de possibilités de connexions régulières (de plusieurs lieux).
Fracture numérique persistante : les facteurs
En étudiant des données de production de contenus sur une période de 9 ans, la chercheuse constate des inégalités persistantes entre des profils socio-économiques différents. Certes, avec les années, les usages de production de contenus des internautes ont augmenté et aussi évolué.
Quels sont les facteurs de différenciation dans les activités de production en ligne ? L'éducation et le niveau de revenu, principalement. Pouvoir créer en ligne demande des compétences d'écriture (complexe), de maîtrise de la grammaire et de compréhension. Education et revenus sont 2 facteurs fortement corrélés.
En outre, les personnes ayant accès à Internet au travail et à domicile montrent une autonomie de production en ligne plus importante. De même, la régularité de la production impacte la continuité de la création en ligne. Ainsi, mettre des photos en ligne est peu "engageant", écrire et rédiger demande des "habiletés".
De ces données et de leur analyse, Schradie établit le modèle suivant dans la chaîne de production :
(Education + Lieu d'accès à Internet) -> Fréquence -> Production
Elle recombine d'autres variables pour expliquer que créer des outils numériques nécessite ces 3 éléments clés :
Outils numériques = Lieu + Haut débit + Gadgets
Puis en y ajoutant la question du capital culturel :
Capital culturel = Outils numériques qui aident pour les échanges sociaux, le travail, l'entourage et la famille
Ce qui lui permet de compléter son modèle initial :
(Education + Lieu d'accès à Internet + Capital culturel) -> Fréquence -> Production
tout en sachant que l'
Education + Lieu d'accès à Internet + Capital culturel = Classe sociale
et que donc la :
Classe sociale -> Production
En conclusion, Schradie ne nie pas que l'Internet a donné la possibilité à plus d'américains de contribuer à s'exprimer dans la sphère publique sur Internet.
Mais alors que les applications en ligne de création de contenus en ligne se sont répandues, les populations précaires et la classe ouvrière n'ont pas pu utiliser ces nouveaux outils en y consacrant un temps suffisant ou dans d'autres champs fonctionnels, ceci ayant bénéficié à la création - en même temps que la production de contenus - d'une élite créative.
Reproduction du système
Le capital culturel et le frein à l'équipement sont deux facteurs déterminants qui expliquent une limitation de la création de contenus en ligne chez les populations susnommées.
Au lieu de démocratiser un accès aux média, cette création de contenus rendue possible techniquement pour le plus grand nombre perpétue, comme dans les médias traditionnels, la prise de parole dominante des élites.
La génération née avec le numérique (dite "digital natives") ne solutionnera pas cette inégalité de production de contenus en ligne : le fait d'être présent sur le Web n'est pas forcément lié avec une production de contenu soutenue.
Crédit photos : J.-L. Raymond. Oeuvres d'artistes de "Street Art Without Borders", Brésil. Paris 1er Arrondissement. Juin 2009.