Paru il y a quelques semaines chez Flammarion, le passionnant ouvrage "Pour en finir avec la mécroissance" du philosophe français
Bernard Stiegler, en collaboration avec
Alain Giffard (pionnier des Espaces Culture Multimédia, créateur de l'expression Espace Public Numérique, ex-Président de la Mission Interministérielle de l'Accès Public à l'Internet) et
Christian Fauré ( Principal Entreprise Architect, Capgemini France) livre une série argumentée de réflexions sur un consumérisme constituant
"un processus autodestructeur, soumettant les technologies de l'information et de la communication à l'hégémonie d'un marketing irresponsable et empêchant la formation d'un nouvel âge industriel."
Les TIC et les bases d'une économie de la contribution
Les 3 auteurs du collectif
Ars Industrialis (Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit) entrevoient un autre modèle comportemental apparu durant la dernière décennie
"qui dépasse l'opposition de la production et de la consommation, dont le logiciel libre et les licences Creative Commons sont les matrices conceptuelles et historiques", un nouveau modèle constituant
"la base d'une économie de la contribution qui permet d'espérer que (...) les technologies numériques seront mises au centre d'une nouvelle intelligence collective et d'un nouveau commerce social."
La lecture est devenue une industrie
Dans la deuxième partie de l'ouvrage, Alain Giffard propose un chapitre sur les lectures industrielles (
"la lecture est devenue une industrie" indique-t-il) et de s'interroger sur le devenir de la lecture car
"la lecture se métamorphose sous nos yeux". Dans un premier temps, il s'efforce de répondre à deux questions : 1) La "lecture numérique" existe-t-elle ? 2) Si la lecture numérique existe, peut-elle prendre la place de la lecture classique ?
Ces deux interrogations, on le comprend aisément, sont au coeur non seulement de l'apprentissage centré autour du multimédia dans les EPN (Espaces Publics Numériques) mais aussi dans le monde scolaire (le lire et l'écrire).
Google et la commercialisation des actes de lecture
Un deuxième temps est consacré à l'espace des "lectures industrielles" avec une explicitation critique du modèle de lecture induit par un acteur majeur du Web : Google, dont voici un large extrait qui éclaire sur nos pratiques et le système économique en place sur le Web :
"La commercialisation des actes de lecture, nouveauté qui aurait bien surpris nos devanciers, constitue un maillon important du financement du web par la publicité. Le meilleur exemple en est le modèle économique de Google. Le moteur de recherche est une machine de lecture automatique, quasi universelle, qui pratique une double lecture : lecture des textes et lecture des lectures.
Google a construit son modèle économique en solvabilisant dans les deux sens cette lecture des lectures, c'està-dire cette connaissance en bloc et dans le détail dupublic des lecteurs lui-même solvabilisé comme consommateur.Ce modèle repose sur deux services complémentaireset symétriques : AdWords et AdSense.
AdSense s'adresse aux éditeurs sur le web et leur proposeun service défini de manière excellente comme une« publicité contextuelle ». Concrètement, l'éditeur sélectionne un annonceur à travers un système de mots clés. Cette procédure est fréquemment rapprochée de la publicité dans les journaux ou dans les pages jaunes. Mais ce qui distingue la « publicité contextuelle » par rapport à toutes les autres, c'est sa proximité non seulement avec le contenu thématique des textes, mais aussi avec le type de concentration spécifique à l'activité de lecture. La lecture commercialisée devient le support d'orientation du « temps de cerveau disponible ».
AdWords, symétriquement, s'adresse aux annonceurs et leur propose de choisir et d'acheter le mot clé qui renverra sur leur propre site. Les annonces liées aux mots clés figurent en marge de la liste de sites affichés comme résultat d'une requête dans Google.
Ainsi, le lectorat est vendu aux annonceurs deux fois : la première fois, directement, la cible est le lecteur individuel qui fait sa recherche ; la deuxième fois, c'est un sous-ensemble du lectorat du web qui est constituée en audience de la publicité. Un aspect étonnant de cette organisation tient au fait que les éditeurs de sites, par l'intermédiaire des liens hypertextuels, participent à la fois au classement des résultats et à leur propre transformation en audience publicitaire.
Google est seulement un exemple - pour le moment, le plus abouti - de cette capacité des industries de l'information, à travers leurs logiciels et leurs services, à se saisir et à exploiter les données produites par les internautes, y compris les plus profondes (selon la métaphore du « data mining »).
Grâce aux cookies implantés sur l'ordinateur des internautes, elles peuvent enregistrer les parcours de lecture et constituer automatiquement des profils individualisés qu'elles peuvent revendre aux annonceurs. Tout peut être enregistré et retraité : blogs, mails, liens, signets, annotations.
Toute personne qui publie sur le web, même avec des logiciels libres et des contenus en « creative commons », et, y compris, en refusant la publicité sur ses propres pages, tend à devenir le poisson pilote de la publicité qui, attirant les lecteurs, prépare l'exploitation commerciale de
leurs lectures.
Ainsi, l'industrie de lecture se développe selon ces trois axes : informatisation des moyens de lecture, production automatisée d'actes de lecture, commercialisation des lectures humaines. Ce processus n'est pas uniforme et connaît une certaine concurrence économique. Cette
concurrence articule la rivalité entre technologies et modes de valorisation. Dans la période récente Google a su damer le pion à la fois aux autres moteurs de recherche et aux portails ou navigateurs.
Le système des lectures industrielles transforme la relation de lecture qui traditionnellement associe le lecteur au texte en une relation publique, selon le terme d'Edward Bernays. Le mot « publicité » reprend ici ses différentes significations : le principe de publicité de l'écrit et la
publicité, langage de l'économie. Le décentrage de la lecture vers l'espace public s'impose comme moyen de transformer les lecteurs en consommateurs.
L'industrie de l'information est une industrie de transformation : du privé au public et retour. Le passage nécessaire par l'espace public - cette sorte de mise à plat et en pleine lumière des lectures personnelles - est la condition requise par les opérations de comptage. Le comptage, la statistique sont devenus l'obsession des acteurs du web. L'information sur les « contenus » du web est toujours qualifiée statistiquement et, pour le moment, elle consiste d'abord en cette qualification statistique.
Sur les moteurs de recherche, c'est la quantité qui produit la qualité. Chaque acte de lecture est considéré comme un « hit » ; on enregistre et on publie les passages sur le site ou le nombre de personnes présentes simultanément. On met en scène l'auditoire, le lectorat virtuel. Les statistiques des sites apprennent à leurs éditeurs d'où viennent leurs lecteurs, quelles entrées ils ont utilisées et quels articles ils ont lus.
L'association de l'information statistique à l'enregistrement des opérations de lecture forme le coeur de l'industrialisation de la lecture. J'appelle ses produits : les lectures industrielles."